
La dĂ©couverte marquante de son travail mâa donnĂ© envie de prolonger la rencontre avec la plasticienne Johanna Perret en lui envoyant quelques questions. Cette interview a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par mail durant la pĂ©riode de confinement du printemps 2020.
Le monde sâest arrĂȘtĂ©, le temps est suspendu. Nous sommes confinĂ©s chez nous depuis maintenant plus dâun mois Ă cause de lâĂ©pidĂ©mie de COVID-19. Comment vis-tu cette pĂ©riode si particuliĂšre ?
PlutĂŽt bien, trĂšs bien mĂȘme. En tant quâartiste, je suis en quelque sorte une confinĂ©e volontaire permanente, je ne vis donc pas cela comme un choc social.
Le confinement Ă ceci de positif, il me libĂšre complĂštement des obligations du quotidien, le temps peut ainsi sâĂ©tirer Ă lâinfini. Cette dĂ©connexion permet de sâimmerger totalement dans des questionnements relatifs Ă lâinfinie variabilitĂ© des nuances, au rapport entre le motif et le format, Ă lâimmanence lumineuse de la couleurâŠetc.
Aussi, je vous invite chaleureusement Ă aller visiter le site http://tribew.fr/lesamisdesartistes/. Câest un groupe de soutien aux artistes plasticien.ne.s touchĂ©.e.s financiĂšrement par la crise covid-19. Ce collectif a Ă©tĂ© crĂ©Ă© durant le confinement par des personnalitĂ©.e.s du monde de lâart : galiĂ©riste, critique, commissai, etc. Des ventes en ligne sont organisĂ©es pour soutenir les artistes privĂ©.e.s de revenus et non Ă©ligibles aux aides gouvernementales (30% des ventes sont versĂ©s dans un fond de solidaritĂ©). Vous pouvez accĂ©der Ă toutes les Ćuvres en vente via le #lesamisdesartistes. Les Ćuvres Ă moins de 500⏠sont sous : #lesamisdesartistes500. On sâorganise!
Ton exposition Ă lâAngle, â « Soluble » â vient de se terminer. Je crois que toutes les piĂšces de cette exposition ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es pour lâoccasion⊠Est-ce-que câest un moment particulier, la fin dâune exposition ?
Pour moi, non, câest plutĂŽt un moment relevant purement du pratico-pratique, câest-Ă -dire quâil faut emballer les toiles, organiser un transport et trouver un nouvel endroit de stockage dans lâatelier. Câest plutĂŽt le vernissage qui tient du moment particulier car câest lâaboutissement dâun cycle de travail souvent long et les jours prĂ©cĂ©dents sont toujours intenses.

La vallĂ©e de lâArve est un peu le « personnage central » de « Soluble ». Est-ce-quâil y avait chez toi dĂšs le dĂ©part une volontĂ© de faire un art en prise directe avec le monde qui tâentoure ou est-elle venue progressivement ?
Pas du tout ! Au dĂ©but, jâĂ©tais plutĂŽt tournĂ©e vers la figure humaine et sa reprĂ©sentation. Le travail sur la vallĂ©e est une consĂ©quence directe du problĂšme de la pollution de lâair. Cette recherche a dĂ©butĂ© en 2016-17, durant notre triste record du plus grand nombre de jours passĂ©s en alerte pollution maximum (36 jours). A cela sâĂ©tait ajoutĂ© un brouillard Ă©pais et teintĂ© de reflets inhabituels. Câest Ă ce moment-lĂ que jâai senti une sorte dâurgence Ă Ă©tablir un Ă©tat des lieux visuel de ce qui Ă©tait en train de se produire. Il faut aussi prĂ©ciser quâĂ cette Ă©poque le problĂšme Ă©tait une rĂ©elle omerta. Ce positionnement environnemental est toujours prĂ©sent dans mon travail, Ă travers la question de la disparition du paysage, mais maintenant mes prĂ©occupations sont nettement plus picturales.
Il y a Ă©videmment un aspect conceptuel dans ton travail, une rĂ©flexion sur la reprĂ©sentation, mais jâai Ă©tĂ© frappĂ© par son accessibilitĂ©, sa lisibilitĂ©. Est-ce-que câest quelque chose qui est important pour toi ?
LâaccessibilitĂ© de lâart est importante pour moi, bien sĂ»r. Mais ce nâest pas cela qui guide mon travail, câest-Ă -dire que je ne me dis pas en peignant « il faut dĂ©velopper un concept qui soit accessible Ă tous », ça câest de lâĂ©ducation, pas de lâart.
Toutes tes peintures sont rĂ©alisĂ©es Ă la peinture Ă lâhuile. Câest un parti-pris dâopter pour ce mĂ©dium au temps dâexĂ©cution assez long ?
Oui et non.
Non, car jâai toujours peint Ă lâhuile depuis lâenfance. Ma mĂšre Ă©tait une peintre amatrice et elle ne travaillait quâĂ lâhuile et Ă lâencre (qui est mon autre mĂ©dium de prĂ©dilection). Jâai donc naturellement commencĂ© Ă peindre Ă lâhuile, pour moi cela relĂšve de lâĂ©vidence.
Et oui, car pour travailler les transparences, rien nâĂ©gale lâhuile⊠! De plus, lâhuile est bien plus indulgente que lâacrylique, elle autorise le repentir. Avec elle, on a deux ou trois jours devant soi pour changer dâavis ou rectifier une nuance, câest un luxe.

Je crois Ă©galement quâil y a une part autobiographique, gĂ©nĂ©alogique, dans ton travail, puisque tu viens dâune famille de dĂ©colleteurs. Peux-tu nous parler un peu de ta relation Ă ce mĂ©tier et au rĂŽle quâelle a jouĂ© dans ton travail artistique ?
En art, tout est toujours autobiographique, on ne parle bien que de ce que lâon connaĂźt profondĂ©ment.
Cette part gĂ©nĂ©alogique est arrivĂ©e par surprise. Je pense que lâinfluence quâa pu avoir ce mĂ©tier dans ma maniĂšre dâaborder lâart est de lâordre de la rigueur et de la chromie. Pour ĂȘtre dĂ©colleteur, il faut ĂȘtre rĂ©silient et dur Ă lâouvrage, qualitĂ©s indispensables pour le mĂ©tier dâartiste. Mon pĂšre et mes deux grand-pĂšres ont tous trois Ă©tĂ© dĂ©colleteurs. Jâai donc frĂ©quentĂ© le brouhaha des CN, lâodeur des solubles (que jâadore) et les tas de limailles dĂ©goulinant de couleurs irrĂ©elles (chromie des solubles) durant toute mon enfance.
Lâexposition « Soluble » contient une sĂ©rie de peintures non-figuratives et je crois que câest une premiĂšre pour toi. Peux-tu nous parler un peu de ce que lâabstration reprĂ©sente pour toi et du processus qui tâa menĂ© vers elle ?
Pour moi, lâabstraction câest « sans filet ». Le motif est une excuse, un point dâancrage oĂč se stabiliser dans le rĂ©el. Lâabstraction est fatale, elle nâautorise pas lâerreur. Le risque est de tomber dans la complaisance picturale, qui nâest plus de lâart, mais de la dĂ©coration. Avec lâabstraction, on est seul.e avec la matiĂšre, qui doit sâexprimer uniquement par sa rĂ©sonance, sa lumiĂšre, sa tonalitĂ©, sa saturation, ses transitions⊠Pour toutes ces raisons, jâai mis du temps Ă passer le cap.
Le processus est simple : je me suis mise Ă tellement recouvrir le motif de certaines sĂ©ries que la frontiĂšre entre lâabstraction et la figuration Ă©tait presque inexistante. Câest alors que je me suis rendu compte que jâĂ©tais capable de faire tenir un tableau uniquement fait de couleur et de lumiĂšre, je nâavais plus peur.

Tu as pour la premiĂšre fois proposĂ© une installation en volume constituĂ©e de paniers de dĂ©colletage et dâardoises provenant dâune carriĂšre. Est-ce que ça tâas donnĂ© envie de rĂ©itĂ©rer cette expĂ©rience pour dâautres expositions ?
Jâaime lâidĂ©e de crĂ©er des dialogues entre mes tableaux et des objets tridimensionnels. Cela permet aussi de travailler lâespace de lâexposition Ă la façon dâun Tokonoma. Je me sens proche de la maniĂšre dont la culture japonaise aborde lâidĂ©e dâespace, de vide et dâombre. La chorĂ©graphie du vide est trĂšs importante pour crĂ©er des atmosphĂšres, ainsi quâun cheminement donnant de la cohĂ©rence Ă lâensemble des piĂšces proposĂ©es.
Quel serait le fil conducteur entre tes travaux antĂ©rieurs graphiques, la sĂ©rie des « ScĂšnes de Jouy » par exemple et ceux rĂ©alisĂ©s spĂ©cialement pour lâexposition Ă lâAngle ?
La perception du rĂ©el. Tout est une question de point de vue, dâobservation et de volontĂ©. Les huiles brouillent la lisibilitĂ© et le statut du sujet en Ă©purant la composition du tableau, et les SDJ perdent le regard dans la masse de dĂ©tails ornementaux qui perturbent la lecture du sujet. Ce sont deux maniĂšres opposĂ©es de parler de la mĂȘme chose : comment hiĂ©rarchisons-nous les diverses strates du rĂ©el?
Quelles sont quelques-unes des figures artistiques qui comptent ou ont particuliÚrement compté pour toi ?
Il en y en a tellement⊠je vais essayer de vous en faire une liste non exhaustive : Sugimoto, Rushia, Ehrhardt⊠Les abstrait amĂ©ricains : Rothko, FrankentalerâŠetc. pour leur rapport Ă lâessentiel. Le siĂšcle dâor espagnol pour leur « gravitas », ex: Zurbaran, Murillo, El greco⊠Et plus tard Goya pour les mĂȘmes raisons. Courbet et les naturalistes pour lâamour du rĂ©el, les impressionnistes pour les atmosphĂšres, Monet en tĂȘte. Les nordiques pour la lumiĂšre douce et immanente : Vermeer, Rembrant, Friedrich, HammershĂžiâŠ

Y-a-t-il dâautres artistes de la vallĂ©e de lâArve ou dâailleurs avec qui tu te sens des affinitĂ©s et que tu voudrais nous faire dĂ©couvrir ?
Câest une question difficile Ă laquelle je prĂ©fĂšre ne pas rĂ©pondre car les inclinaisons artistiques changent vite et les goĂ»ts sont versatiles. Lâinfluence de lâamitiĂ© pĂšse trop lourd dans lâinterĂȘt que suscite lâĆuvre dâun.e artiste ami.e. Je ne mâestime pas suffisamment objective pour pouvoir rĂ©pondre.
La musique tâaccompagne-t-elle dans ta crĂ©ation dâune façon ou dâune autre ?
Dans lâatelier je travaille toujours avec de la musique, la radio ou des lectures audio. Jâaime tout type de musique : Ă©lectro, rock, noise, blues, jazz, folk, chansons françaises, polyphonies, musique traditionnelle, etc. Tout dĂ©pend de de lâhumeur du moment !
Avec RĂ©mi Dal Nagro, vous avez le projet dâouvrir un lieu artistique dans la vallĂ©e de lâArve : Relief. Peux-tu nous prĂ©senter ce projet ?
Relief est en cours de crĂ©ation, il intĂ©grera des ateliers, un espace dâexposition, une cuisine-bar, un studio de production audio, une salle de concert, un espace central amovible et un jardin partagĂ©. Lâassociation est installĂ©e Ă Cluses, au rez-de-chaussĂ©e dâune ancienne usine de dĂ©colletage.
Relief Ă pour vocation dâĂȘtre un espace singulier et pluriel, dĂ©diĂ© Ă toute personne souhaitant parcourir les passerelles existant entre les diverses formes dâexpression. TournĂ© vers le public, Relief se veut Ă©volutif, impermanent, ancrĂ© sur son territoire autant quâouvert Ă lâinternational.
ConcrÚtement, les actions de la structure se développent en trois grands axes : développement culturel, lien social et éducation.
Un chantier bénévole se mettra en place dÚs que la crise sanitaire le permettra. En soutien au projet Relief, un événement se déroulera dans ses murs en cours de montage dÚs que possible ( probablement aux alentours de septembre-octobre ).
Merci Ă Anne pour son aide.
DerniĂšre minute : lâexposition « Soluble » est prolongĂ©e du 9 au 26 juin Ă lâAngle sur rendez-vous.
>>>>>>>>>> JOHANNA PERRET
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