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« Etat d’urgence visuel Â» : une interview de Johanna Perret

9 juin 2020 Ă  16:33
Par : Tom

La dĂ©couverte marquante de son travail m’a donnĂ© envie de prolonger la rencontre avec la plasticienne Johanna Perret en lui envoyant quelques questions. Cette interview a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par mail durant la pĂ©riode de confinement du printemps 2020.

Le monde s’est arrĂȘtĂ©, le temps est suspendu. Nous sommes confinĂ©s chez nous depuis maintenant plus d’un mois Ă  cause de l’épidĂ©mie de COVID-19. Comment vis-tu cette pĂ©riode si particuliĂšre ?

PlutĂŽt bien, trĂšs bien mĂȘme. En tant qu’artiste, je suis en quelque sorte une confinĂ©e volontaire permanente, je ne vis donc pas cela comme un choc social.

Le confinement Ă  ceci de positif, il me libĂšre complĂštement des obligations du quotidien, le temps peut ainsi s’étirer Ă  l’infini. Cette dĂ©connexion permet de s’immerger totalement dans des questionnements relatifs Ă  l’infinie variabilitĂ© des nuances, au rapport entre le motif et le format, Ă  l’immanence lumineuse de la couleur
etc.

Aussi, je vous invite chaleureusement Ă  aller visiter le site http://tribew.fr/lesamisdesartistes/. C’est un groupe de soutien aux artistes plasticien.ne.s touchĂ©.e.s financiĂšrement par la crise covid-19. Ce collectif a Ă©tĂ© crĂ©Ă© durant le confinement par des personnalitĂ©.e.s du monde de l’art : galiĂ©riste, critique, commissai, etc. Des ventes en ligne sont organisĂ©es pour soutenir les artistes privĂ©.e.s de revenus et non Ă©ligibles aux aides gouvernementales (30% des ventes sont versĂ©s dans un fond de solidaritĂ©). Vous pouvez accĂ©der Ă  toutes les Ɠuvres en vente via le #lesamisdesartistes. Les Ɠuvres Ă  moins de 500€ sont sous : #lesamisdesartistes500. On s’organise!

Ton exposition Ă  l’Angle, – « Soluble Â» – vient de se terminer. Je crois que toutes les piĂšces de cette exposition ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es pour l’occasion
 Est-ce-que c’est un moment particulier, la fin d’une exposition ?

Pour moi, non, c’est plutĂŽt un moment relevant purement du pratico-pratique, c’est-Ă -dire qu’il faut emballer les toiles, organiser un transport et trouver un nouvel endroit de stockage dans l’atelier. C’est plutĂŽt le vernissage qui tient du moment particulier car c’est l’aboutissement d’un cycle de travail souvent long et les jours prĂ©cĂ©dents sont toujours intenses.

La vallĂ©e de l’Arve est un peu le « personnage central Â» de « Soluble Â». Est-ce-qu’il y avait chez toi dĂšs le dĂ©part une volontĂ© de faire un art en prise directe avec le monde qui t’entoure ou est-elle venue progressivement ?

Pas du tout ! Au dĂ©but, j’étais plutĂŽt tournĂ©e vers la figure humaine et sa reprĂ©sentation. Le travail sur la vallĂ©e est une consĂ©quence directe du problĂšme de la pollution de l’air. Cette recherche a dĂ©butĂ© en 2016-17, durant notre triste record du plus grand nombre de jours passĂ©s en alerte pollution maximum (36 jours). A cela s’était ajoutĂ© un brouillard Ă©pais et teintĂ© de reflets inhabituels. C’est Ă  ce moment-lĂ  que j’ai senti une sorte d’urgence Ă  Ă©tablir un Ă©tat des lieux visuel de ce qui Ă©tait en train de se produire. Il faut aussi prĂ©ciser qu’à cette Ă©poque le problĂšme Ă©tait une rĂ©elle omerta. Ce positionnement environnemental est toujours prĂ©sent dans mon travail, Ă  travers la question de la disparition du paysage, mais maintenant mes prĂ©occupations sont nettement plus picturales.

Il y a Ă©videmment un aspect conceptuel dans ton travail, une rĂ©flexion sur la reprĂ©sentation, mais j’ai Ă©tĂ© frappĂ© par son accessibilitĂ©, sa lisibilitĂ©. Est-ce-que c’est quelque chose qui est important pour toi ?

L’accessibilitĂ© de l’art est importante pour moi, bien sĂ»r. Mais ce n’est pas cela qui guide mon travail, c’est-Ă -dire que je ne me dis pas en peignant « il faut dĂ©velopper un concept qui soit accessible Ă  tous Â», ça c’est de l’éducation, pas de l’art.

Toutes tes peintures sont rĂ©alisĂ©es Ă  la peinture Ă  l’huile. C’est un parti-pris d’opter pour ce mĂ©dium au temps d’exĂ©cution assez long ?

Oui et non.

Non, car j’ai toujours peint Ă  l’huile depuis l’enfance. Ma mĂšre Ă©tait une peintre amatrice et elle ne travaillait qu’à l’huile et Ă  l’encre (qui est mon autre mĂ©dium de prĂ©dilection). J’ai donc naturellement commencĂ© Ă  peindre Ă  l’huile, pour moi cela relĂšve de l’évidence.

Et oui, car pour travailler les transparences, rien n’égale l’huile
 ! De plus, l’huile est bien plus indulgente que l’acrylique, elle autorise le repentir. Avec elle, on a deux ou trois jours devant soi pour changer d’avis ou rectifier une nuance, c’est un luxe.

Je crois Ă©galement qu’il y a une part autobiographique, gĂ©nĂ©alogique, dans ton travail, puisque tu viens d’une famille de dĂ©colleteurs. Peux-tu nous parler un peu de ta relation Ă  ce mĂ©tier et au rĂŽle qu’elle a jouĂ© dans ton travail artistique ?

En art, tout est toujours autobiographique, on ne parle bien que de ce que l’on connaĂźt profondĂ©ment.

Cette part gĂ©nĂ©alogique est arrivĂ©e par surprise. Je pense que l’influence qu’a pu avoir ce mĂ©tier dans ma maniĂšre d’aborder l’art est de l’ordre de la rigueur et de la chromie. Pour ĂȘtre dĂ©colleteur, il faut ĂȘtre rĂ©silient et dur Ă  l’ouvrage, qualitĂ©s indispensables pour le mĂ©tier d’artiste. Mon pĂšre et mes deux grand-pĂšres ont tous trois Ă©tĂ© dĂ©colleteurs. J’ai donc frĂ©quentĂ© le brouhaha des CN, l’odeur des solubles (que j’adore) et les tas de limailles dĂ©goulinant de couleurs irrĂ©elles (chromie des solubles) durant toute mon enfance.

L’exposition « Soluble Â» contient une sĂ©rie de peintures non-figuratives et je crois que c’est une premiĂšre pour toi. Peux-tu nous parler un peu de ce que l’abstration reprĂ©sente pour toi et du processus qui t’a menĂ© vers elle ?

Pour moi, l’abstraction c’est « sans filet Â». Le motif est une excuse, un point d’ancrage oĂč se stabiliser dans le rĂ©el. L’abstraction est fatale, elle n’autorise pas l’erreur. Le risque est de tomber dans la complaisance picturale, qui n’est plus de l’art, mais de la dĂ©coration. Avec l’abstraction, on est seul.e avec la matiĂšre, qui doit s’exprimer uniquement par sa rĂ©sonance, sa lumiĂšre, sa tonalitĂ©, sa saturation, ses transitions
 Pour toutes ces raisons, j’ai mis du temps Ă  passer le cap.

Le processus est simple : je me suis mise Ă  tellement recouvrir le motif de certaines sĂ©ries que la frontiĂšre entre l’abstraction et la figuration Ă©tait presque inexistante. C’est alors que je me suis rendu compte que j’étais capable de faire tenir un tableau uniquement fait de couleur et de lumiĂšre, je n’avais plus peur.

Tu as pour la premiĂšre fois proposĂ© une installation en volume constituĂ©e de paniers de dĂ©colletage et d’ardoises provenant d’une carriĂšre. Est-ce que ça t’as donnĂ© envie de rĂ©itĂ©rer cette expĂ©rience pour d’autres expositions ?

J’aime l’idĂ©e de crĂ©er des dialogues entre mes tableaux et des objets tridimensionnels. Cela permet aussi de travailler l’espace de l’exposition Ă  la façon d’un Tokonoma. Je me sens proche de la maniĂšre dont la culture japonaise aborde l’idĂ©e d’espace, de vide et d’ombre. La chorĂ©graphie du vide est trĂšs importante pour crĂ©er des atmosphĂšres, ainsi qu’un cheminement donnant de la cohĂ©rence Ă  l’ensemble des piĂšces proposĂ©es.

Quel serait le fil conducteur entre tes travaux antĂ©rieurs graphiques, la sĂ©rie des « ScĂšnes de Jouy Â» par exemple et ceux rĂ©alisĂ©s spĂ©cialement pour l’exposition Ă  l’Angle ?

La perception du rĂ©el. Tout est une question de point de vue, d’observation et de volontĂ©. Les huiles brouillent la lisibilitĂ© et le statut du sujet en Ă©purant la composition du tableau, et les SDJ perdent le regard dans la masse de dĂ©tails ornementaux qui perturbent la lecture du sujet. Ce sont deux maniĂšres opposĂ©es de parler de la mĂȘme chose : comment hiĂ©rarchisons-nous les diverses strates du rĂ©el?

Quelles sont quelques-unes des figures artistiques qui comptent ou ont particuliĂšrement comptĂ© pour toi ?

Il en y en a tellement
 je vais essayer de vous en faire une liste non exhaustive : Sugimoto, Rushia, Ehrhardt
 Les abstrait amĂ©ricains : Rothko, Frankentaler
etc. pour leur rapport Ă  l’essentiel. Le siĂšcle d’or espagnol pour leur « gravitas Â», ex: Zurbaran, Murillo, El greco
 Et plus tard Goya pour les mĂȘmes raisons. Courbet et les naturalistes pour l’amour du rĂ©el, les impressionnistes pour les atmosphĂšres, Monet en tĂȘte. Les nordiques pour la lumiĂšre douce et immanente : Vermeer, Rembrant, Friedrich, HammershĂži


Y-a-t-il d’autres artistes de la vallĂ©e de l’Arve ou d’ailleurs avec qui tu te sens des affinitĂ©s et que tu voudrais nous faire dĂ©couvrir ?

C’est une question difficile Ă  laquelle je prĂ©fĂšre ne pas rĂ©pondre car les inclinaisons artistiques changent vite et les goĂ»ts sont versatiles. L’influence de l’amitiĂ© pĂšse trop lourd dans l’interĂȘt que suscite l’Ɠuvre d’un.e artiste ami.e. Je ne m’estime pas suffisamment objective pour pouvoir rĂ©pondre.

La musique t’accompagne-t-elle dans ta crĂ©ation d’une façon ou d’une autre ?

Dans l’atelier je travaille toujours avec de la musique, la radio ou des lectures audio. J’aime tout type de musique : Ă©lectro, rock, noise, blues, jazz, folk, chansons françaises, polyphonies, musique traditionnelle, etc. Tout dĂ©pend de de l’humeur du moment !

Avec RĂ©mi Dal Nagro, vous avez le projet d’ouvrir un lieu artistique dans la vallĂ©e de l’Arve : Relief. Peux-tu nous prĂ©senter ce projet ?

Relief est en cours de crĂ©ation, il intĂ©grera des ateliers, un espace d’exposition, une cuisine-bar, un studio de production audio, une salle de concert, un espace central amovible et un jardin partagĂ©. L’association est installĂ©e Ă  Cluses, au rez-de-chaussĂ©e d’une ancienne usine de dĂ©colletage.

Relief Ă  pour vocation d’ĂȘtre un espace singulier et pluriel, dĂ©diĂ© Ă  toute personne souhaitant parcourir les passerelles existant entre les diverses formes d’expression. TournĂ© vers le public, Relief se veut Ă©volutif, impermanent, ancrĂ© sur son territoire autant qu’ouvert Ă  l’international.

ConcrÚtement, les actions de la structure se développent en trois grands axes : développement culturel, lien social et éducation.

Un chantier bénévole se mettra en place dÚs que la crise sanitaire le permettra. En soutien au projet Relief, un événement se déroulera dans ses murs en cours de montage dÚs que possible ( probablement aux alentours de septembre-octobre ).

Merci Ă  Anne pour son aide.

DerniĂšre minute : l’exposition « Soluble Â» est prolongĂ©e du 9 au 26 juin Ă  l’Angle sur rendez-vous.

>>>>>>>>>> JOHANNA PERRET

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